Quelle est l’origine de ce blog ?

Il y a maintenant plusieurs années, alors que je fouillais dans les papiers qui débordaient d’un bureau ministre dans la maison de mes grands-parents, j’ai découvert un dossier qui contenait essentiellement des lettres, mais aussi des notes qui semblaient relatives à une enquête policière. En les parcourant rapidement, j’ai compris qu’elles avaient trait à la mort de Marco Ménégoz. Je savais qu’un cousin de ma mère était mort fusillé par les Nazis mais je n’avais aucune idée de l’existence de telles archives.

Marco était le fils de Gabrielle Genestal, la soeur de mon grand-père, Henri Genestal, et la fille de mon arrière-grand-père Robert Genestal. Son père était Pierre Ménégoz, fils de Gustave Ménégoz, peintre et conservateur du musée des Beaux-Arts de Caen.

Pendant la guerre, Marco et son frère Robert sont des élèves indisciplinés qui aspirent surtout à s’engager. Mais Marco est aussi un très jeune poète surréaliste qui appartient au groupe de La Main à Plume. En 1944, les deux frères participent à la création d’un maquis en forêt de Fontainebleau.

L’existence de ce maquis est rapidement connue de la Gestapo, probablement à cause d’une dénonciation. Plusieurs membres du maquis, dont Marco, mais pas Robert qui était en mission à Paris, sont arrêtés et torturés. Quelques jours après, un camion doit les emmener à Compiègne mais il s’arrête dans la plaine de Chanfroy et les prisonniers sont fusillés et enterrés dans le sable. Ce sont les Américains qui, en cherchant précisément du sable, découvrent le charnier. Robert et Pierre Ménégoz sont alors chargés d’identifier Marco. Toute l’enquête de Pierre, dont le dossier n°1 constitue la trace écrite, vise à établir les responsabilités dans la mort de son fils : celles des tueurs comme celles des délateurs.

En effet, Pierre est animé d’un très puissant désir de vengeance, qu’il fait entendre publiquement le 14 décembre au cimetière de Fontainebleau, lors des obsèques nationales des fusillés d’Arbonne. Il jure alors sur le cadavre de son fils qu’il le vengera.

Les documents du dossier n°1 témoignent de son acharnement. Mais, vraisemblablement dans la deuxième moitié de l’année 1945, Pierre est pris dans une affaire à Lisieux. Il est accusé par un certain Giordano de s’être approprié de l’argent destiné au Front National. Cette accusation et d’autres éléments vont éloigner Gabrielle et Robert de Pierre. La rupture sera définitive et, pour Robert, totale : il ne parlera plus jamais à son père.

A ce jour, je ne sais pas si Pierre avait vraiment détourné des fonds mais je sais qu’il avait extorqué de l’argent à l’un de ceux qu’il soupçonnait d’avoir dénoncé son fils et ses camarades.

“Il lâcha 100 000 sur les 300 000 demandés. Je faisais cela surtout pour le FN à bout de ressources, qui, à Lisieux, ne pouvait vivre des cartes, et ne reçut jamais une subvention de Paris – et comme toutes mes disponibilités, réellement personnelles celles-là, avaient été englouties par le FN, je partageai : 50 000 au FN et autant à moi” écrit-il à Robert après avoir annoncé : Je reste confondu d’avoir monnayé un sang aussi pur.” L’argent qu’il possédait n’aurait donc pas été volé au Front national. Cette explication avait-elle la moindre chance de jouer en sa faveur ?

Gabrielle, de son côté, est terriblement affectée par la mort de son fils. Elle devient anorexique et son état de santé la rend finalement incapable d’exercer son métier d’institutrice. Elle s’installe alors dans la maison achetée par son père, qu’elle partage avec ses deux frères (mon grand-père Henri et mon grand-oncle Camille). Mon grand-père rachètera peu à peu les parts de sa soeur et de son frère. Epuisée, Gabrielle mourra de son anorexie à la fin des années soixante. Elle pesait 27 kilos.

Entretemps, elle a consacré ses forces au devoir de mémoire. En 1945, elle obtient que Marco reçoive la mention “Mort pour la France” et, en 1968, qu’on lui attribue la médaille de la Résistance française. Je n’en suis pas absolument certain mais je crois que c’est elle qui a constitué le dossier n°2, que j’ai découvert plus tard et qui rassemble les manuscrits de Marco et leur transcription dactylographiée, à mon avis de sa main.

Elle a également eu quelques contacts avec Pierre Ménégoz, par l’intermédiaire de sa soeur Lucienne. Elle lui a envoyé de l’argent et a pris de ses nouvelles, sans le dire à Robert qui ne voulait plus entendre parler de son père. Ce dernier a complètement perdu pied lorsque sa femme et son fils ont rompu avec lui. Il s’est pourtant remarié et a eu d’autres enfants. Le premier fils de cette seconde union s’appelle Marco. Mais Pierre n’était plus apte à vivre normalement. Sa femme l’a fait placer dans une institution. Il est mort, m’a-t-on dit pudiquement, en tombant d’une fenêtre.

C’est à la maison familiale devenue propriété de mon grand-père et à la maladie de Gabrielle qui l’a fixée à cet endroit que je dois d’avoir découvert le contenu des dossiers qui font l’objet de ce blog.

* * *

Les morts comme Marco sont entourés d’un voile de silence.

Qui aurait osé parler de son fils à Gabrielle ? Par respect pour son malheur, on n’évoquait pas son souvenir. Elle seule avait le droit de le faire.

Par la suite, bien sûr, on a perpétué le souvenir de Marco en parlant de lui, de Robert, de Gabrielle et même de Pierre. Mais j’ai tendance à penser que si ces dossiers sont restés dans les tiroirs de ce bureau pendant tant d’années, c’est parce qu’il pouvait sembler sacrilège d’y toucher.

Peut-être aura-t-il donc fallu trois générations pour que cette histoire tragique, parfois sordide, mais d’une intensité poétique aussi lumineuse que brève, vienne au jour.

Pour que les destins foudroyés de Pierre et de Gabrielle trouvent, dans l’écoulement du temps, un relais et, en quelque sorte, une fin, aussi modeste et insuffisante soit-elle.

Pour que le visage de Marco, irrémédiablement défiguré, sorte en creux, resplendissant de jeunesse et d’insolence, de ces témoignages, de ses poèmes et du sable où l’on avait voulu qu’il reste, oublié et anonyme.

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